Ce que j’ai vu le 1er décembre aux côtés des gilets jaunes

Je suis arrivé par le quartier de l’Opéra vers 14 heures. De petits groupes de gilets jaunes descendaient l’avenue d’un pas de touriste. J’ai demandé à deux d’entre eux où était la manifestation. L’un d’entre aux a rugi :

– Elle est partout. Et c’est pas une manifestation, c’est une insurrection. Dites le à Castaner. On va casser des os.

Il avait l’allure du type qui va cueillir des champignons. Aucun attribut du combattant de rue. Ni masque, ni casque, ni blouson rembourré. Des hommes entre deux âges, deux classes sociales, sans signes distinctifs. Et ils avaient raison, la manif n’en était pas une. Des groupes épars, sans direction, comme des provinciaux en goguette. Ce qu’ils semblaient être pour nombre d’entre eux. Rue de Rivoli, il y avait un point de fixation. Quelques dizaines de milliers de manifestants étaient retenus par un barrage de police à l’angle de la place de la Concorde. A cette heure là, la violence n’avait pas commencé. Deux cent mètres de vide séparaient la police et la première ligne des gilets jaunes. A 14h30, certains d’entre eux se sont avancés les bras levés, jusqu’au contact avec les camions des policiers. “On a rien contre vous. On est pas venus casser du flic. Laissez nous passer.” Certains d’entre eux se sont assis sur les camionnettes de la police. Ils ont été repoussés. Les policiers étaient tendus. D’autres gilets jaunes sont arrivés tous prêt des policiers. A nouveau, ils leur parlaient. “Vous êtes comme nous, vous avez du mal à boucler vos fins de moi. Désobéissez.”

 

Ce que j’ai vu ce jour là est forcément partiel. Je suis venu plein de préventions et de préjugés. Je sais l’impact de l’extrême droite chez une partie importante des classes populaires méprisées et appauvries. Je vois la trace des démagogues nationalistes dans les dernières élections un peu partout sur la planète. Nous vivons une époque dangereuse. Raison de plus pour ne pas céder aux facilités imbéciles pour réseaux sociaux : “c’est des beaufs”.

J’essayais de comprendre où j’étais. Jean Baptiste Ayrault, de Droit Au Logement distribuait quelques tracts avec ses militants. Des vieux avec des casques et des masques anti lacrymos portaient des drapeaux français. Des jeunes de quartiers. Des rastas blancs. Des autonomes. Des mecs avec des coupes de cheveu des années 90 criaient aux crs qu’ils ne voulaient pas leur faire de mal, alors il fallait qu’ils partent. Des fachos avec des drapeaux chouans disaient être là “pour la patrie” mais aucun n’a osé crier “on est chez nous” parce que c’était trop coloré pour ça autour d’eux. Beaucoup de mecs avec des looks à fréquenter les AMAPs et à manger bio. Une tonne de types avec la tête du “guy next door”. Et enfin, mon préféré, un teufeur perché avec un soundsytem sur le dos et un clavier sur le ventre, il avait remixé des discours de Macron : “Les chômeurs devraient avoir honte”, “Je suis venu aider les riches”, de l’excellente musique, il allait rester là dans les flammes et le gaz lacrymogènes sans jamais cesser de danser…

Autant dire que la synthèse relevait de l’exploit. Mais une chose semblait évidente, aucun d’entre eux ne déclarait ses impôts dans un cabinet de conseil au Luxembourg.

J’ai vu et couvert quelques émeutes et manifestations dans ma vie. Le niveau de violence au soir du 1er décembre peut sembler spectaculaire à la télévision. En réalité, il était assez peu élevé à l’aune d’autres insurrections. Pas de pluie de pierres tranchantes comme en Egypte. Et une police qui a globalement contrôlé son niveau de riposte. Là où j’étais, rue de Rivoli, l’affrontement a commencé après qu’un barbu d’une cinquantaine d’années s’assoie sur le camion des gendarmes. Le canon à eau a craché un jet. Puis, il y a eu du gaz lacrymogène. Sans qu’il y ai vraiment de projectiles envoyés sur la police.

Ce qui est étonnant, et à mon sens marque vraiment le caractère populaire de ce mouvement, ce sont ces interpellations répétées aux policiers. Une tentative de dialogue alors même que l’émeute avait éclaté un peu partout dans la ville. Parfois -rarement… – les policiers répondaient. Ce n’était pas le cas à Rivoli. Un barrage avec un enjeu trop important. Pendant trois heures, les affrontements vont se répandre dans tout le quartier. Entre les vitrines des marques les plus luxueuses du Faubourg Saint Honoré.

J’ai vu aussi un type plus âgé, inciter des jeunes à briser la porte du musée du Jeu de Paume. Qui était il ? Difficile à dire mais j’ai eu un énorme sentiment de manipulation.

Quand les gens ne jouaient pas à l’émeute avec la police, ils parlaient avec fièvre par petits groupes. Ils parlaient fiscalité. Jamais entendu autant de gens s’intéresser avec autant de passion à l’impôt alors que tout brûle autour d’eux.

Peut-être qu’on apprendra dans quelques temps que des nationaux-populistes étaient à la manoeuvre. Ou qu’ils recueilleront les fruits de toute cette colère. Mais si le feu a été possible, le sentiment d’injustice qui rebondissait de voix en voix en a été le plus combustible des carburants.

Paul Moreira